Le silence à l’oeuvre

Daphné Le Sergent |
du 16 juin 2012 au 10 septembre 2013



Alors que le terme « in situ » a peu à peu laissé place à celui de « dispositif », Perrine Lacroix choisit de regrouper son corpus d’œuvres sous cette désignation. Dans les années 60, l’installation « in situ » renvoie à une compréhension de l’espace au travers du parcours du spectateur (Passages de Rosalind Krauss), de la conscience que celui-ci développe dans l’interaction constante avec l’environnement et enfin de la distribution des éléments épars de l’œuvre en dialogue avec ce dernier. Quelle pourrait être aujourd’hui la pertinence de l’utilisation de ce terme que la production actuelle a complètement assimilé dans l’acception d’un dispositif artistique enchaîné au dispositif d’exposition (commissariat) tout autant qu’à un dispositif textuel (celui de la médiation et de la critique d’art) ?

La question qui semble se poser pour tout artiste « qu’est-ce qu’une image ? » semble ainsi prendre dans le travail de Perrine Lacroix une autre tournure « qu’est-ce qu’une image in situ ? ». Qu’est-ce qu’une image lorsqu’elle est installée et donc perçue dans un environnement ou plutôt qu’est-ce qui de cet environnement fait image ? Est-ce à dire que l’image pourrait être pensée comme événement, rencontre fortuite des conditions d’essor de la forme dans cet environnement et donnant lieu à une sensation ? Percepts visuels et sonores, empreintes tactiles et kinesthésie concourant alors à faire émerger une image. Mais quel serait au juste le lieu d’émergence de cette image ? L’environnement lui-même depuis lequel cette trame vient se tisser ou l’espace sensible, intérieur, où se déposerait l’image ? Cela reviendrait à se demander si cet événement-image procède plus du monde extérieur qu’intérieur, plus du « on » que du « je » ? A cet égard, Gilles Deleuze écrit dans « La peinture enflamme l’écriture » : « L’émotion ne dit pas « je ». […] On est hors de soi. L’émotion n’est pas de l’ordre du moi mais de l’événement. Il est très difficile de saisir un événement, mais je ne crois pas que cette saisie implique la première personne. Il faudrait plutôt avoir recours, comme Maurice Blanchot, à la troisième personne, quand il dit qu’il y a plus d’intensité dans la proposition « il souffre » que dans « je souffre » »

Qu’est-ce qu’une image qui nous touche, nous émeut ? Serait-ce cette tension entre intérieur et extérieur qui fait préférer à Deleuze l’emploi de la troisième personne du singulier, ce « il » ? Serait-ce cette juste distance entre intérieur et extérieur, entre image sensible et percept, entre regard et voir ? L’image serait-elle issue de cet espace liminal toutefois impossible à saisir tant il semble toujours fluctuer, instable au moindre mouvement du corps, de la pensée ou du réel ? En ce sens, il n’y aurait d’image que dans et par la fluctuation constante de cette invisible frontière, écart infime entre intériorité et extériorité, prolongement tout autant que rupture.

Dans Campagne, 2005, Perinne Lacroix propose une occupation des espaces d’affichage le long d’une route. Il n’y a vraisemblablement rien à voir puisque les images présentent d’autres panneaux d’affichages, eux-mêmes blancs, sans contenu, instaurant ainsi une mise en abîme de ce travail « in situ ». Et alors qu’on fait abstraction du lisible au profit du visible, de ce qui pourrait y être dit au profit de ce qui est figuré, on s’aperçoit de la réitération d’une même structure visuelle, soit un rectangle blanc contenu dans le cadre en suspension du panneau d’affichage. Il se forme l’illusion d’un volume, celui d’un parallepipède, d’une boîte dans laquelle on aurait pénétré et dont on apercevrait la profondeur selon les règles géométriques de la perspective. Est-ce cela cet espace liminal depuis lequel se formerait l’image ? Serait-ce un espace assimilable à un entre-deux, entre deux cadres, entre deux surfaces et que le regard traverse sans même remarquer qu’il a changé de l’une à l’autre tant elles peuvent se confondre ?

Pour Studiolo, 2008, Perrine Lacroix a installé un volume en bois dans la forêt, c’est un cabinet – également une boîte – dans lequel on rentre et depuis lequel on contemple la nature alentour. Au travers d’une vitre, les arbres apparaissent. Pourtant au spectateur attentif, il apparaît autre chose : les arbres que l’on voit depuis ce point de vue n’existent plus, ils ont été coupés. Ce que l’on observe, c’est donc une photographie, prise de ce même point de vue quelques mois plus tôt. Décalage entre une réalité passée et une perception présente. Est-ce donc cela la nature de l’espace liminal menant à l’image, l’écoulement du temps et le changement des choses ? D’un côté il y aurait cette réalité qui ne cesse de se modifier à chaque seconde faisant de tout percept une singularité, faisant de l’enveloppe extérieure un manteau aux milles reflets, de l’autre, il y aurait l’image rémanente de l’intériorité, quelque chose qui dure et persiste. Est-ce cela le lieu de l’image ?

Aussi y a-t-il dans le travail de Perrine Lacroix l’utilisation ou la mise en visibilité de différentes structures, boîtes, architecture se livrant dans un jeu d’ouverture et de fermeture (châteaux en Espagne, 2004, Semi-S, 2009, terrain vague, 2010) mais toujours dans la conscience d’un décalage : 8° séparent l’enceinte en parpaing de Terrain vague avec les murs de l’espace d’exposition de Buy-Self ; Semi-S est positionné de part et d’autre des murs du centre d’art à Chelles. Ce décalage paraît alors être la possibilité d’un renversement où l’on ne sait plus exactement s’il s’agit d’intérieur ou d’extérieur, de mur ou de paroi, d’abri ou de sculpture. Inviter l’extérieur à l’intérieur, comme dans IN-T, 2009, où des étais recomposent une parcelle de forêt dans un appartement, ou dans MON-T, 2009, où de même manière un amas de terre est déplacé dans un espace domestique, serait-ce là le défi de l’artiste ? Il n’y aurait dont pas de « je » préétabli, pas d’intériorité fixe et stable, pas de frontière déterminée entre intérieur et extérieur faisant du moi une zone identitaire tenue à l’identique. Au contraire, il semble s’agir de ce « il », de cet événement qui surgit dans l’espace, et qui dans cette irruption, localise en même temps la chose et l’intensité vécue. Est-ce cela une image in situ ?

Voilà que s’établit une conception de l’image visuelle toute proche de l’image sonore. Contrairement à la vision optique qui repose sur les contours, les dessins, et glisse ainsi à la limite des formes, l’ouïe permet de localiser les sources sonores et la présence des choses dans un périmètre allant du proche au lointain sans que frontière soit nécessairement tracée entre le monde et soi. L’extérieur s’invite toujours à l’intérieur, l’intérieur – la voix – se porte toujours à l’extérieur.

Des voix. On en entend dans les installations telle Terrain vague où Razika, femme algérienne raconte sa vie d’attente pour un mari qu’elle connaissait à peine. Ou encore dans un balcon en forêt, 2011, une page d’un roman de Julien Gracq, posée à terre, réveille la voix intérieure de ses lecteurs. Il y a aussi les titres des œuvres qui font usage de la sonorité des lettres, Semi-S, IN-T, MON-T, et activent la voix du spectateur. Les territoires engagés par le sonore n’ont jamais de délimitation arrêtée, définie, ce sont des vagues qui viennent dissoudre les enceintes figées du visible. Peut-être est-ce pour cela que la voix, chez Perrine Lacroix, prend place au sein des structures, la voix de Razika dans une architecture ouverte de parpaings, la voix de la lecture du roman dans l’espace d’exposition refermé par des panneaux. Voix qui monte depuis un espace, est-ce là un mouvement d’ascension ? celui de l’image qui se décollerait du réel ? soulèvement de ce qui résiste à la disparition ?

Si ce qui est vu relève de formes et de sens dans la perspective d’une représentation, si ce qui est vu a tendance donc à se fixer, ce qui est entendu paraît toujours fugace, insaisissable si ce n’est dans l’instant, évanescent. Sur les deux moniteurs installés dans Terrain vague, on aperçoit d’une part Razika et de l’autre un nuage de fumée. Sur ce nuage, viennent se déposer les sous-titres correspondant à sa voix. Incendie. Là où tout objet se consume de la même façon. Là où tout son s’évanouit à l’identique. Ce nuage pourrait être la toile blanche pour le peintre, la feuille vierge de l’écrivain, l’écran cinématographique, le panneau blanc ou la matrice dans laquelle l’image in situ est activée. Et pour cause, dans la série Brumes, 2009, une photographie montre un nuage qui recouvre une montagne et dont la pâleur se confond avec celle de la mer. Paysage, 2004, est celui des plis du drap blanc du lit d’un mort.

Et dans cette évanescence du sonore, git paradoxalement la certitude de sa persistance. Les bruits du quotidien sont souvent perçus comme anodins, nous n’y portons pas attention mais pourtant pénètrent jusqu’aux tréfonds de nous-mêmes, l’environnement sonore nous habite, les voix se transforment facilement en appels. Ce « il » de la citation de Deleuze, ce « il » de l’événement, c’est le son qui m’emplit. Un appel. L’image.


Gilles Deleuze, « La peinture enflamme l’écriture », in Deux régimes de Fous, textes et entretiens 1975-1995, Paris, Les éditions de Minuit, 2003, p. 172.
 

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