Les échappées

Emmanuelle Lequeux |
du 20 octobre 2016 au 31 décembre 2019

Les murs ont des ailes. Ailes du désir. Ils ont des anges gardiens, aussi : Perrine Lacroix est de ceux là. De ces êtres rares qui savent, tels les bienveillants du Berlin filmé par Wim Wenders, prêter une oreille discrète mais attentive aux histoires qu’ils renferment, aux libertés qu’ils contraignent, aux passages qu’ils autorisent. De ces êtres qui savent se montrer attentifs aux murs-murs, comme les appelle Agnès Varda : toutes ces histoires qui passent muraille, qui suintent du béton, qui sourdent de la brique. Les murs ont des merveilles. Merveilles de paradoxe, de récits, de promesses d’ailleurs. C’est à ce titre qu’ils reviennent si souvent dans le travail de l’artiste.
Angélisme oblige, faisons pour approcher son univers détour par Berlin, qui lui a inspiré une de ses œuvres les plus emblématiques, intitulée Mauer, soit « mur » en allemand. À son origine, l’histoire terrible d’un allemand de l’Est, Winfried Freudenberg, qui, en mars 1989, juste avant que ne tombe le rideau de fer, tente de franchir la muraille qui sépare Berlin en deux cités irréconciliables. Pour ce faire, il bricole avec les moyens du bord une montgolfière en polyéthylène. Il parvient bien à s’envoler dans son ballon de fortune ; mais s’échoue après plusieurs heures de vol. Un Icare qui n’aurait pas dû devancer l’histoire, et aurait connu la liberté, à quelques mois près. Dans un centre d’art de Bonn, Perrine Lacroix a réveillé sa mémoire, sous la forme d’un très fin voile de plastique qui, dans l’encadrement d’une porte, se gonfle et dégonfle au gré des courants d’air. Comme la palpitation d’un souvenir, un cœur fragile qui bat, une oreillette qui s’ouvre et se ferme, s’ouvre et se ferme… Chez l’artiste, aucun état n’est arrêté ; tout se joue dans l’entre-deux, l’ambiguïté. C’est pourquoi cette imagerie du ballon traverse d’autres expositions, avec ses élans fragiles, ses souffles et ses flapissements.
La plupart du temps, Perrine Lacroix cherche à travailler au corps les architectures dans lesquelles elle est invitée à intervenir. Mais elle ne les entreprend pas comme de pures structures, dont elle explorerait les géométries, les pleins et vides, les coins et recoins. Elle les envisage plutôt comme des lieux pleins d’une inaudible charge, qui se souviennent de ceux qui les ont traversés. Les frères Montgolfier, les réfugiés en quête d’une autre vie, les victimes de la Stasi, les détenus de la prison Saint-Paul : on rencontre tous ces personnages au fil de son parcours, tels que les bâtiments s’en souviennent. Ils n’ont plus de visage, mais encore mille désirs. Sa façon à elle de réveiller les fantômes et de les faire surgir ; de mettre en œuvre ce qu’elle appelle une « archéologie du présent ».
Le mur, donc, de ces leitmotiv que l’on peut définir comme porteur, et dont a besoin toute architecture. Mais jamais le mur dans son état simple et premier. Dès ses débuts, Perrine Lacroix n’a eu de cesse de le faire vaciller voire tomber ; de le dévier ou le transpercer ; de l’abattre au sol et de marcher dessus. Il est, pour elle, de ces matières premières essentielles qui font penser, et permettent d’envisager d’autres horizons. Un écran noir où se projeter mentalement, un rempart contre les certitudes, une paroi où tout laisser apparaître. Non que le travail, bien sûr, se réduise à ce pattern. Mais il y trouve une de ses plus solides fondations. Mises bout à bout, ses œuvres construisent pourtant, plutôt que des impasses, une litanie d’échappées belles. Tragiques, le plus souvent. Mais belles de cet élan qui les a fait naître, et qui n’en finit pas de propager son énergie.
Ainsi de ces Châteaux en Espagne… Ils ponctuent régulièrement le parcours de l’artiste, qui aime à les traquer dans toutes sortes de paysages désertés. Des squelettes de maisons, stoppées net dans la course de leur construction, qu’elle photographie au mitan de leur morne plaine. Avant même d’être finies, elles sont déjà ruines. Châteaux de béton où peuvent venir s’abriter tous les possibles. Leurs murs n’en sont pas, à peine montés, ouverts à tout vent. Mais c’est ainsi qu’elle les conçoit, les murs. A l’instar de ce moucharabieh de briques, que Perrine Lacroix a élevé en hommage à six migrants égyptiens et tunisiens morts dans l’incendie de leur squat à Pantin, en 2012. Pris dans la fumée, ils n’ont pu retrouver la faille qui leur avait permis de pénétrer clandestinement dans les lieux. Cette histoire l’a marquée, elle qui s’avoue incapable de ne pas être hantée par les tragédies que charrie incessamment l’actualité. « Ces échappés du Printemps arabe avaient trouvé un espace de promesse, mais le feu les a reconditionné dans leur état premier, se souvient-elle. Ils ont fui vers leur liberté et cette liberté les a brûlés ».

Il n’est pas de grande évasion. Quels que soient les moyens de la fuite, toujours un ultime obstacle viendra barrer la route. Mais il n’est pas non plus d’enfermement absolu : à toute détention, l’esprit humain saura opposer sa capacité de voyage. C’est à travers ce paradoxe, ce vacillement, qu’il faut envisager l’œuvre. Quand l’artiste pose des étais par dizaines dans un appartement HLM abandonné de Chelles, est-ce prédiction d’un effondrement, ou prévention d’une catastrophe ? Qu’importe ? Cette forêt de métal compose un territoire parfait pour les jeux des gamins de la cité que l’artiste y filme. Et cette montagne de gravats qu’elle a déversée dans l’appartement du dessus, traverse-t-elle le mur, ou est-ce lui qui la traverse ? Brique à brique, l’artiste construit, déconstruit et reconstruit toutes sortes d’hétérotopies, pour reprendre le concept inventé par le philosophe Michel Foucault afin de définir un espace mental où viendrait se nicher l’imaginaire et l’utopie. Mais aussi tout lieu dont dispose la société pour écarter ses êtres en crise, ses rêveurs, ses déviants : hôpitaux psychiatriques, prisons, cabanes et autres espèces d’espaces rejetés à la marge. L’espace de l’autre, dont Perrine se fait chaque jour l’humble exploratrice.
Comment a-t-elle vécu les jours passés dans l’ancienne prison Saint-Paul de Lyon, qui connut des temps terribles durant la Seconde guerre mondiale ? On ne sait quelles voix elle a pu entendre dans ces couloirs et cellules désaffectés. Mais encore une fois ce sont des trouées qu’elle est allée chercher : grilles percées de trous, câbles tendus en filets anti-évasion ; ou ballons de foot errants qu’elle transforme en mappemondes posées ça et là dans la cour de promenade rendue aux herbes folles. Comme si toute la terre s’offrait en point de fuite. On ne sait quelle voix elle a su y percevoir, mais celle sans doute de Berty Albrecht, résistante engagée, poursuivie par Klaus Barbie qui l’enferma ici avant de la transférer à Fresnes d’où elle ne reviendra pas. Dans un cahier, Perrine Lacroix a soigneusement tiré des lignes, dont le nombre équivaut aux jours d’enfermement de cette pasionaria. Comme si elle se laissait traverser par le temps de cette douleur, pour engendrer cette grille sévère, dénuée de tout horizon, qui aboutit pourtant à une libération finale. Dans les tremblements de la main qui la dresse consciencieusement, trait à trait, on assiste au retour humble d’une humanité.
Sur cette limite apparemment sans faille qu’est la page blanche, se dessinent ainsi des milliers de fenêtres. Des percées, comme celles qui émaillent toute l’œuvre. Affiches publicitaires monochromes ou studiolo de bois posé dans le paysage tel Un balcon en forêt : il n’est pas de mur aveugle. Cécité, certes, parfois : d’un bunker renvoyé à son silence ses façades coloriées aux charbon de bois, ou de panneaux de lave noire destinés à refléter les étoiles plutôt qu’à orienter les badauds. Mais pas de mur aveugle. Le neurologue et merveilleux conteur Oliver Sacks a rappelé qu’il existe un « œil de l’esprit », permettant à quiconque est privé de la vision de continuer à « voir », au sens littéral du terme. Toutes les IRM fonctionnelles démontrent que le cortex visuel ne s’anime pas moins que dans le cerveau d’un voyant. C’est cet œil de l’esprit que Perrine Lacroix confère à la matière. Il n’existe plus chez elle de dedans ni de dehors. Le mur est l’entrelacement secret du moi et du monde.