22 tools

Eloïse Guénard |
du 02 février au 02 avril 2019

Un court instant avant la remontée des images lors d’une recherche sur internet, un damier de couleurs remplit l’écran. Du plus technologique des outils de télécommunication, Perrine Lacroix saisit le mouvement d’une apparition, d’une disparition et d’une propagation, qu’elle transpose plastiquement dans l’espace de la Galerie Michel Journiac.
Œuvre pivot de l’exposition, la vidéo Google search, Tools Tasmania (2017), associe en un fondu enchaîné la capture d’écran des « outils aborigènes de Tasmanie » recensés sur une page internet et celle des outils contemporains de ce même pays, contrastant avec les premiers par leur relative agressivité.
Selon une conception évolutionniste des techniques, l’outil constitue le baromètre de l’avancement d’une société, concomitant à la domination de la nature. Avec leurs 22 outils, il n’en a pas fallu davantage aux insulaires Aborigènes de Tasmanie, d’emblée frappés d’incapacité et dépossédés de toute intentionnalité par les colons, pour se voir ramenés à l’âge de l’enfance et à la sauvagerie. Le nom qui leur a été donné (du latin aborigine, désignant les habitant primitifs d’Italie centrale) sert la même idéologie : les premiers habitants sont renvoyés à un passé originel qui fonde l’évolution à venir. Sans reconduire a contrario le tropisme d’une naturalité du bonheur ou du bien, la relecture contemporaine de cette histoire réhabilite les dimensions humaines, sensibles et sociales, alors reléguées.
De manière énigmatique, un ensemble de sérigraphies monochromes affichées dans les alentours de la galerie s’en fait l’écho et interpelle les passants avec les questions : « WHO ARE YOU ? » et « WHERE ARE YOU ? ».
Par cette réappropriation, l’artiste désigne de concert les canaux de diffusion, les transferts et projections propres à la construction de la connaissance. L’exploration menée sur la toile se répand in situ dans la galerie, dont chaque pan de mur rappelle le damier. Elle renvoie à une autre, historique celle-ci, relatée dans Voyage de d’Encasteaux. Le journal du navigateur, initialement transcrit par le naturaliste Labilliardière, puis repris par Rossel, décrit l’expédition française (1791-1793) partie sur les traces de Lapérouse disparu peu avant. Avec pour mission de mener conjointement des recherches utiles aux sciences et au commerce, le voyage répond aux grandes entreprises savantes et maritimes du siècle des Lumières. Contrairement à certains récits funestes qui l’ont précédé, stigmatisant la cruauté des « Naturels », Le voyage véhicule l’imaginaire du « bon sauvage », simple et heureux. En témoigne notamment la gravure issue du dessin de Jean Piron, Sauvages du Cap Diémen préparant leur repas, qui met en scène une rencontre des plus harmonieuses. Bien que les représentations successives en multiplient les interprétations, l’expérience de ces premiers contacts n’en fut pas moins réelle et sans comparaison avec la colonisation qui, au XIXe, a presque intégralement décimé les Aborigènes de Tasmanie. En un singulier retour de boomerang, les dessins de Jean Piron auraient par ailleurs servi aux musées ethnographiques de Tasmanie pour reconstituer les outils aborigènes disparus.
A point nommé, l’image de ce dessin qui ouvre l’exposition de Perrine Lacroix a subi une déformation involontaire lors de sa reproduction, laquelle en a modifié la lisibilité. La photographie de la gravure prise par l’artiste au Tasmanian Museum and Art Gallery à Hobart, une fois transférée sur son ordinateur s’est compressée sur la partie gauche lui donnant un aspect de tapisserie, tandis que des lignes horizontales strient la partie droite en un paysage abstrait.

À la prolifération d’objets et d’images, Perrine Lacroix oppose l’immatérialité de projections de lumière blanche. Dans la seconde salle de la galerie universitaire, des œuvres fantômes apparaissent comme la rémanence de plusieurs histoires passées. Repris de l’exposition de l’artiste à la Kunsthalle de Krems (Autriche, 2018), ces rectangles de lumière et deux des films diffusés constituaient déjà une trace : celle de l’accrochage précédent du musée, qui réunissait des tableaux majeurs du 20ème siècle. Le troisième film en est le témoignage.
D’empreintes en révélations, Perrine Lacroix navigue d’un médium à un autre, d’une époque à une autre, d’une perception à une autre. Sa démarche, qui se nourrit d’enquêtes préalables, relève moins de l’archive que d’une prise en charge artistique de l’histoire et de sa transmission dans un brouillage des séquences temporelles. Ferait-elle sienne l’affirmation de Hans Jonas : « il est encore plus important de comprendre que chaque présent de l’homme est sa propre fin, et qu’il l’était donc également dans n’importe quel passé » ?