AIMER N’EST PAS VOIR

Julien Mijangos |
du 12 octobre 2012 au 24 septembre 2016

Sur le moment on sait toujours quoi penser. On se déplace voir le travail, côtoyer l’auteur. Partager des expositions. Quoi penser, on le fréquente, ça change, ça va ça vient. Par contre, quoi écrire on doit le trouver : c’est toujours après, ça reste à faire. Les discussions, ce qu’on a déjà cherché à dire préparent un peu. Dans le travail plastique il y a de ça aussi. Pour Perrine Lacroix, ce qui est à faire, il faut l’arrêter. On est donc pris dans des flux : tous les mouvements que Perrine Lacroix s’impose, ces changements de rôle qu’elle rassemble dans le travail se tendent vers ce qu’on voudrait être leur résolution.

Même pour faire de l’art à un endroit donné nous devons donc parfois nous résoudre à accepter qu’une solution existe ! Considérant le « faisant ce que je fais » parfois encombrant, selon ce qui a été fait dans et ce que font les locaux à investir, et sans oublier ce rabat-joie de « faisable » souvent abusif, dont les fins sont plus ou moins masquées et dont il faut tenir compte avec une intelligence qui ne cède pas. Cramponnée aux statuts, places attendues, formalités de l’art, choses qui installent dit-on, notre assurance est souvent feinte tant bien que mal par-dessus un tapis d’inquiétude. Perrine Lacroix est souvent en butte à ce qui bombe le torse en confondant la matière avec l’inertie, les états avec l’éternité. Je pense qu’une bonne partie du travail consiste d’une part à rencontrer des limites et d’autre part à faire disparaître des noeuds. Plus besoin alors de forcer les apparences, une sorte de retournement se produit. Les oeuvres nous sont laissées comme des empreintes de ce retournement. Vous moi les autres, cela nous rapproche : on se déplace, on va voir, on côtoie, on fabrique dans l’expectative de cette sorte de joie.

En disant que le travail de Perrine Lacroix tire ses formes d’une enquête préalable où elle puise sa solidité, je voudrais souligner que ce que l’on voit de ces travaux, actions, objets est souvent très simple. Prenez par exemple son intervention dans la prison : « Votre attention s’il vous plaît ». Des miroirs sont appuyés contre le mur, par terre dans la cour. Un long bandeau de miroirs, les uns sur les autres ou non.

Ils reflètent le ciel selon la pente de leur appui au mur. Les propriétés physiques de ce genre de miroir (du « Dibon Miroir ») font qu’ils reflètent soit latéralement, soit verticalement les mouvements alentours, selon la tranche sur laquelle on les pose. Dans un sens ou dans l’autre s’il fait beau (bleu avec des cumulus) vous verrez les nuages passer. Revenons au départ : intervenir dans une ancienne prison ! Un enjeu impérieux nous assaille ! Bonjour la contrainte, aussi bien diffuse qu’ultra-précise. De quoi tourner en boucle, là-dedans tous les espoirs se négocient. Cette prison qui se visite, traiter le désert objectif qu’elle est devenue. Et aussi subjectivement surpeuplée ! Quel genre de démonstration artistique faire là-dedans : comme si de rien n’était ? Le culte du lieu ? Une chose invisible ? Un monument ? On pensera naturellement beaucoup aux prisonniers, mais comme artiste comment accompagner cette pensée ?
Une singulière netteté caractérise la proposition des miroirs, tant ce qui est concret traite parfois avec l’oubli. Si vous aimez la magie, établissons alors qu’il s’agit d’une magie très simple. L’oeil de Perrine Lacroix est sans froideur mais sans illusion non plus. Il s’agit d’un dépôt d’objet réflecteur, manifestation calme d’un phénomène physique permanent, prosaïque, en même temps que bien choisi. C’est posé, prosé, déposé, peut-être même un peu abandonné là, à mesure que l’attention du visiteur se dilue dans l’édifice, dans l’histoire, dans le tableau qu’on s’en fait. Ne pas voir… Des miroirs un peu abandonnés que l’on identifie facilement à cette prison un peu délaissée, conjuguée en mode musée, avec les oeuvres comme terminaisons qu’on espère nerveuses.

Les reflets des nuages passent dans les miroirs comme une sorte de veille. Il y a de l’infinitif là- dedans. On dirait que Perrine Lacroix veut maintenir les choses à un seuil d’allumage. Le rôle du visiteur n’est pas secondaire. Il y a à la fois la précision de cette proposition sur le seuil et son comportement généraliste : solidité si élémentaire qu’elle est presque physiquement inébranlable quelles que soient les conditions, climatiques ou autres. Un miroir reflète, rien n’est plus sûr ! Je crois que c’est un des buts personnels de l’artiste de montrer des choses qui tiennent le tremblement. Cela conduit assez logiquement à une réduction vers des conditions minimales. De visibilité, de sécurité pour l’artiste. Et puis il y a détente, à la fin c’est ample et la longueur de miroirs appuyés aux murs est conséquente. Voilà !

La prison ferme, on l’ouvre aux visites. Ces miroirs-qui-quoi-qu’il-en-soit-reflètent et cette prison-à-visiter-quoi-qu’il-en-fût me font donc songer à ce qui s’accomplit dans le délaissement. La prison à son image. Tirer une image de quelque chose tend à sa fermeture, son achèvement, sa pose, son stoppage. Toute image de quelque chose lui offre une terminaison, c’est un processuel qui vous le dit ! Si la terminaison nous touche alors elle est nerveuse, on ne s’endort pas, le faire image de Perrine Lacroix veut être de ce genre-là, un capteur. Et de fait il touche quelque chose, et quelqu’un !
Il s’agit de comprendre que Perrine Lacroix utilise et raisonne par le regard. Elle fait beaucoup de photographies, en expose autant que d’objets et d’installations, et montre également des photographies de ses propres installations ; là si vous voulez elle joue les prolongations des terminaisons. C’est fait dans un sens critique, complice, sans froideur et sans illusion. Le regard est son moteur. Qu’est-ce qui s’achève dans ce que je fais ? Qu’est-ce qui commence ? Que veut dire continuer ? Comment vous souviendrez-vous de ce que vous aurez su ? Pour un regard en basse continue les images sont un peu des stries, c’est un rythme qui présente sa mémoire et sa nouveauté. Et donc le faire image ne consiste pas seulement à faire des photographies. Il s’agit par exemple de fabriquer un cadre : dans la cour devant les miroirs étaient présentés les plus ou moins vieux ballons de foot de la prison (« Les ballons prisonniers », 2012).

Perrine Lacroix les a enchâssés dans de solides supports métalliques bien stables analogues à ceux des globes terrestres, et remis dans la cour, ainsi encadrés, fixés, posés dans leur image. Remis dans la cour à ceci près que c’est à une prison en tant qu’image, ouverte aux visites, qu’ils sont rendus.
Mal vu, l’art contemporain, la grande foire aux idées ! L’objet unique, opinion de synthèse, astuce du chef ou fruit suprême d’un coup de pot ! Oxymores visuelles, rapprochements astucieux. Ne pas voir… Non, non, les ballons de Perrine Lacroix ne rejoignent pas une hypothétique course à l’originale, vue ou idée. Là Perrine Lacroix avec son « faire image » rejoint ceux qui disent qu’ils « n’ont pas d’idée ». L’original c’est le fond plutôt que le sommet. Fond d’inquiétude ni lisse ni d’aplomb, à renverser. On se situe dans un temps long où le résultat ne compte pas sans les moyens.

Ce n’est donc pas une pensée qui gesticule. C’est un travail du regard sur les choses, leurs espaces, leurs limites, comprenant les faits sous forme de textes et terrains afférents, articles, histoire. Perrine Lacroix capte des sons, renseigne les usages sur les lieux qu’elle investit. Elle se laisse d’abord menacer par la diversité des vues, qui conduiraient à un désarroi de la forme, sa dissolution. La situation est irrésolue et quand même là. D’un certain point de vue nous sommes faits pour échouer. C’est aussi une façon dynamique de se situer. Compte tenu d’une situation, le regard qu’on projette est un projet de regard pour soi, ou plutôt de regard comme sien. Que faire : quel regard avancer comme mien ? De quelle image accompagner mon regard ? Dans bien des cas pouvoir être accompagné c’est pouvoir être.

Dans « En los aires », 2012, là encore, comme pour la prison, on peut se demander ce qui la pousse à se mettre dans de si beaux draps. Par rapport surtout à la nature des données convoquées et aux nombreux aspects collectifs et individuels. Perrine Lacroix explique que cette histoire a une forme qui se ferme : les gens pris dans l’incendie étaient venus là à cause de la répression de la révolution tunisienne, dont l’immolation d’un homme avait déjà été prise pour déclencheur. L’histoire est tragique, elle se noue comme une crampe irrépressible, c’est dans un article de journal que vous pouvez lire comme une référence directe (La chambre d’Alaa, Emeline Cazi et Elise Vincent, article du Monde du 21 septembre 2012). Pour moi elle est tout simplement atroce, on s’occupe mal les uns des autres, le désarroi domine.
Et pourtant Perrine Lacroix n’y va pas à reculons. Dans un premier temps elle répète le mur de briques creuses disposées en quinconces. C’est le genre de maçonnerie éphémère qui dure indéfiniment, pour fermer les édifices aux squatteurs en laissant l’air passer. C’est fait « en attendant ». Les briques creuses s’écartent les unes des autres, empilées en enfilant des fers à béton verticaux. Mur ajouré, mais solide. Cela crée de l’ombre. La reconstitution de Perrine Lacroix est éventrée au milieu, on passe dedans. Faisant cela elle s’acquitte du fait que ces murs ajourés ne sont pas seulement d’assez jolis motifs ready-mades, qu’elle a mainte fois photographié. Il y a du creux. De la même manière, une meurtrière vient d’une ombrageuse réalité.

Et puis il y a retour au front, à la barricade, à cette façon de faire face selon Perrine Lacroix. L’image, c’est pour elle le choix d’une face. En toute relativité. Pour les « Ballons prisonniers » déjà, le pied de globe terrestre met l’accent sur leur superficie, la tactique offre un point de vue haptique de leurs hexagones et pentagones usés. Les miroirs également opposent leur surface réfléchissante à la prison, une fine peau qui renvoie le regard, le fait diverger. Il s’agit à chaque fois d’opter une surface mais toujours en laissant indemne l’objet (ballon), les lieux (prison) ou l’événement (relaté dans l’article). Ce n’est pas du recyclage. Pour « en los aires » c’est une autre installation qui fait pendant à la brève et efficace maçonnerie évoquée plus haut : cette fois des briques noires en mousse, que le visiteur peut manipuler pour murer lui-même le couloir du lieu d’exposition. C’est une forme entière, de nouveau, infaillible, encore, car pour que le travail puisse tenir il faut que le mur de mousse puisse tomber. C’est donc sans danger de casse. Newton et ce matériel souple fournissent à Perrine Lacroix les règles d’un jeu simple, calme et raisonné, hiératique car élémentaire mais quand même assez doux. Oui, Perrine Lacroix adoucit les ruines !
Par l’accompagnement de ce qu’on sait et qu’il n’est donc pas besoin de redire, Perrine Lacroix a appris à ménager une distance. Si vous ne lisez pas l’article vous apprécierez le jeu calme d’un ensemble entier de briques de mousse, sans même vous demander s’il se suffit à lui-même. En fait, j’entends par « hiératique » cette solution de dégagement à la Lacroix, qu’elle réalise dans un retournement. Le parallélisme du mur de mousse aux faits relatés n’est ni strict, ni ne permet de passer outre. Ils ne complètent pas ces faits et ne font pas obstacle ni corps avec eux. Ils font plutôt image, dans le sens où par là le regard peut survivre à ce qu’il sait, quand ce qu’on sait nous accompagne et nous prolonge, nous permettant plus de durer que de conclure.


- - - - - - - - - - -
Résumé (image à boire d’un trait) : des photographies, des objets enchâssés ou complétés, des choses disposées, un jeu de briques qui installent un regard et son information.