Bled blême et murs inachevés

Michel Henry | 2010

Michel Henry, « Bled blême et murs inachevés », Libération, 16 septembre 2010

On peut passer à côté de la galerie Buy-Sellf Art Club sans la voir. Dommage. On peut la voir sans remarquer qu’il y a une expo dedans. Encore dommage. On entre quand même, des fois que... Il y a des murs en parpaings. Pas très engageant. Comme une bâtisse arrêtée en pleine construction.

« Vestiges ». L’artiste Perrine Lacroix adore ces maisons pas finies, des « vestiges contemporains ». Elle les prend en photo, partout où elle passe, et les appelle ses « châteaux en Espagne ». Elle en construit aussi. Comme cet éphémère château marseillais, qu’elle a voulu sommaire. Pas plus de trois murs, bruts. On y pénètre, pour trouver, à terre, le seul mobilier : deux télés.

Sur celle de gauche, une dame raconte sa vie. C’est Razika. La vidéo, enregistrée en juin 2009, dure 9min 23s. Pas un bail, mais tout défile. On est dans le documentaire plus que dans l’art, même si la vie de Razika, 58 ans, constitue une sorte de work in progress. Razika est devenue orpheline à 8 ans, en 1959, pendant ce qu’elle appelle la « guerre de France ». En France, on dit guerre d’Algérie. Ensuite, son oncle l’a élevée, c’est-à-dire qu’elle lui obéissait et passait le balai. Puis il l’a mariée, à 17 ans. Un mariage arrangé. « Je ne connaissais pas le monsieur ». L’époux a 20 ans de plus. Elle ne l’aurait pas choisi. Mais c’est l’oncle qui décide. D’Alger, Razika se retrouve dans un bled de Petite Kabylie, « envoyée comme un colis, il m’a trouvée à l’intérieur ».

Au bout d’un mois, son mari la « laisse au milieu des autres » et part. Razika se sent « comme jetée ». Il vit trente ans en France, vers Albertville (Savoie). « J’espérais qu’il m’emmènerait avec lui ». Il revient un mois par an, en décembre. « Il disait vaguement qu’ilétait maçon ».

Les trois murs de l’expo sont comme une maison pas finie qu’il aurait bâtie autour d’elle. Razika l’appelle « Monsieur ». Elle ne le connaît pas bien, a peur de lui serrer la main. Le monsieur lui fait quatorze enfants. Lui en France, Razika est au bled sous les ordres de la belle-mère, qu’elle appelle « le sultan ». Ils sont 43 dans la maison. C’est à la belle-mère que l’homme envoie de l’argent, pas à sa femme. Razika a obéi toute sa vie, mais là, elle raconte. Les années de terrorisme, à partir de 1996, quand le village se vide, que les islamistes descendent de la montagne pour réclamer des voitures, de la semoule, de l’huile…

Caches. Sur la télé de droite, les images d’une forêt montagnarde qui brûle : l’armée détruit les caches des terroristes, en 2009. Aujourd’hui, le mari est revenu au pays. « Il y a beaucoup de respect entre eux », dit Perrine Lacroix. Cette artiste lyonnaise de 43 ans a vécu en France près d’un foyer d’immigrés. Elle voulait savoir comment les femmes au pays vivaient leur isolement. Lors d’une résidence d’artistes en Algérie, elle a rencontré Razika. On peut dire qu’elle a bien fait.