Campagne

Edition Semaine | Texte Paul Ardenne | 2005

extraits du numéro 39/05 de Semaine, revue hebdomadaire pour l'art contemporain

Installation artistique en milieu urbain, Campagne adopte une formule de longue date familière : le recours à l’affiche et aux panneaux d’affichage. (…) Une affiche, tout le monde la voit, directement ou de manière subliminale. Sur plusieurs panneaux Decaux de l’agglomération lyonnaise, Perrine Lacroix « affiche » pour sa part de sobres images blanches ou tirant vers le blanc, de type monochrome, sans contenu lisible. Renseignement pris, il s’agit d’agrandissements de clichés d’autres panneaux d’affichage que l’artiste a photographiés il y a plus de deux ans à Cluj-Napoca, en Roumanie, panneaux « blancs » sans contenu, comme drapés en attendant une hypothétique campagne publicitaire et politique.
(…)

Campagne, a minima, peut être perçue comme un reportage documentaire : ce que Perrine Lacroix a vu là-bas, elle le donne à voir ici même, entre Rhône et Saône – translation, déplacement d’« images » d’est en ouest, de Cluj-Napoca à Lyon.
Campagne, ceci posé, est beaucoup plus. Première donnée à prendre en considération : la donnée plastique – la première en vérité qui saute aux yeux. Pour le passant occidental au contact de Campagne, la référence au monochrome est implicite, mais alors problématisée. Dans l’histoire de la peinture, le monochrome représente une sorte d’apogée idéaliste, une forme pure, « suprême », pour parler après Malévitch. Or aucun des « monochromes » roumains photographiés par l’artiste et exposé agrandi à Lyon n’est parfait : plis des affiches, salissures couvrant celles-ci, transparences… Autre effet plastique, troublant là encore, né celui-ci de l’effet de trouée que matérialise dans le paysage urbain chaque panneau de Campagne : tout se passe pour l’œil comme si s’était inversé le schéma canonique de la « fenêtre » d’Alberti (le tableau du peintre perçu comme une fenêtre ouverte sur le monde). C’est à présent le monde situé autour de l’œuvre qui en devient le cadre. Esthétique du « centre vide », comme le dit Perrine Lacroix, où manquerait subitement le punctum, le point focal.

Seconde donnée : la dimension critique. Par vocation, une affiche est censée fournir une information, elle « offre » quelque chose à voir, à vendre, à consommer. Afficher du blanc ou une surface qui tire vers le blanc, c’est ostensiblement se contenir au mutisme, à la renonciation à l’expression, à un infra-langage. Les affiches de Campagne ne font pas « signe », dirait un sémiologue. Plus exactement dit, elles font « signe » mais négativement, à toute fin paradoxale de faire valoir retrait et privation. (…)
Le plus étonnant, sans doute – et le plus fort, aussi bien –, réside dans le caractère explicite de ce mutisme affiché. Il n’y a rien à voir mais, pour autant, on a compris. Quoi ? Que ne pas s’exprimer, c’est aussi s’exprimer. Que refuser l’effet, c’est aussi le produire. C’est par l’affiche, dans nos sociétés libérales, que le capital s’affiche et se fait tentateur (…) Dans cette partie cosmétique où l’unique objet du message est la conquête de celui qui a des yeux pour regarder, le refus d’affichage « affiché » prend valeur de renonciation à la séduction. Là résidera la dimension critique de Campagne, justement : ne pas s’abaisser, artiste recourant à l’espace public, à sur-saturer celui-ci d’un signe séducteur au fond comparable à n’importe quel autre affichage, se parerait-il de la qualité de signe « artistique ».(…)